La musique a une place essentielle dans le quotidien de Macha, bien qu'elle n'y accorde pas toujours d'importance. Sa pratique musicale est un baromètre de sa vie spirituelle et émotionnelle. Lorsqu'elle reconnaît qu'elle joue peu (ou plus du tout), c'est mauvais signe. C'est d’ailleurs une des premières choses qu'elle dit au lecteur. Écrasée par le deuil permanent dans la maison de campagne de Pokrovskoïé suite au décès de sa mère, Macha reconnaît qu’elle « [n’ouvrait] plus le piano » (p. 18).
Macha retrouve sa motivation après avoir joué une première fois pour Serge. Elle décrit sa détermination nouvelle à venir à bout des passages difficiles, qu’elle répète jusqu’à « quarante fois de suite » tandis que sa grande sœur Katia « [se bouche] les oreilles avec de l’ouate » (p. 38). Avant de devenir son mari, Serge est son auditeur privilégié. De la même façon, la crise que traverse le couple se reflète dans la pratique musicale de Macha. En emménageant dans la grande ville, elle a « complètement abandonné la musique ». Le retour dans la maison familiale lui permet de renouer avec la musique, les pièces qu'elle aimait travailler et le souvenir des premières visites de Serge (pp. 134-135).
Mais que joue Macha au juste? Elle joue « l’adagio de la sonate quasi una fantasia » de Beethoven (p. 23). Et Serge lui offre « la sonate-fantaisie de Mozart » (p. 51) compositeur qu’elle préfère à Schulhoff (pp. 37-38). Quelles sont précisément les œuvres auxquelles Tolstoï fait références ? S’agit-il, en ce qui concerne Beethoven, de l’opus 27 ? Puis de l’opus 11 pour Mozart ? Pourquoi l'auteur a-t-il choisi de faire se croiser ces deux œuvres ? Pourquoi avoir fait le choix d’œuvres caractérisées par leur liberté formelle ?
La musique permet aux deux protagonistes d'évoluer ensemble dans un climat de
confiance, un climat propice à l'honnêteté. Dès la première écoute, Serge fait
à Macha un « compliment mesuré » ce qui lui fait immensément plaisir
(p. 23). La musique forge aussi la complicité entre les deux amoureux. Le
décalage entre le ressenti de Katia et celui de Serge pendant l’interprétation de
la sonate-fantaisie de Mozart en est un bon exemple (p. 52).
La musique offre aux (futurs) mariés l'opportunité de mieux se connaître, elle
crée des moments d’intimité. « Elle faisait vibrer de nouvelles cordes
dans nos cœurs, nous découvrant en quelque sorte à nouveau l’un l’autre »
(p. 89). Macha s'arrête subitement de jouer, pour essayer de surprendre les
émotions nouvelles sur le visage de son mari, « cet éclat anormal du regard ».
C'est un jeu du chat et de la souris qui n'est pas sans rappeler les cent pas
que fait Serge lorsqu'il est ému par le jeu de la narratrice (p. 52).
Mais il n'y a pas que la musique classique et romantique ! Le personnage de
Macha est aussi très sensible au décor sonore que lui offre son auteur. Et pour
cause : il s'agit souvent du reflet de sa vie intérieure. Plusieurs exemples s’offrent
à nous. Tandis qu’elle attend l’arrivée de Serge, Macha entend les chansons
paysannes depuis son jardin (pp. 42-43). Sa découverte de la vie mondaine manque lui fera presque perdre pied : « Au bal, […] j’eus le sentiment […]
que c’était pour moi seule […] que jouait la musique. » (pp. 104-105). À
des moments clés du récit, l’auteur consacre de beaux passages au chant des
rossignols (pp. 32-33, 137-138).
La musique est parfois un motif pour changer de décor. Lorsque l’ennui s’est
installé à la campagne et que l’attraction de la grande ville se fait de plus
en plus forte, Macha imagine un programme simple dans la ville de Saint-Pétersbourg :
« nous écouterons l’Opéra, de la bonne musique » (p. 102).
Quelque fois, la musique n'est pas nécessaire. Car elle ne viendrait que
troubler la musique intérieure. Ainsi, le futur mari défend à Macha de jouer ne
serait-ce qu’une note : « N’altérez pas votre humeur, me dit-il, il y
a en ce moment dans votre âme une musique plus belle que toutes les musiques
terrestres » (p. 63). Peut-être cette scène préfigure-t-elle leur mariage
sans musique (p. 70).
Tolstoï, Léon, Le Bonheur Conjugual, (trad. Sylvie Luneau), Gallimard, 1960
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