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Surexcitation

Léon Tolstoï a écrit un roman court intitulé "La sonate à Kreutzer". Les mélomanes reconnaîtront le titre de la célèbre sonate pour violon et piano n°9 en La Majeur de Ludwig van Beethoven. Lors d’un voyage en train, le narrateur fait la rencontre de Pozdnychev. Ce dernier lui raconte comment il a assassiné sa femme, Lise : jaloux des rapports qu’elle entretenait avec un violoniste dénommé Troukhatchevski, il a sombré dans la folie meurtrière. Il en profite pour partager sa vision de la société avec son interlocuteur. 

Comment le mari jaloux décrit-il le musicien ? Il le présente au narrateur comme étant « à moitié un professionnel, à moitié un homme du monde » (p. 227). Nous apprenons qu’il a été au Conservatoire de Paris. Pozdnychev se livre ensuite à une comparaison raciste qu’il serait bon de contextualiser (je laisse à d’autres le soin de le faire) : l’arrière-train du musicien est semblable à celui des Hottentots. « Il paraît qu’ils sont musiciens, eux aussi ». Voilà pour l’apparence et la trajectoire de l’interprète, mais qu’en est-il de son jeu ? Pozdnychev déclare : « Il jouait admirablement, il avait au plus haut point ce qu’on appelle la sonorité. Et de plus, un goût très fin, très élevé qui ne correspondait pas du tout à son caractère. » (p. 237). Le mépris de Pozdnychev à l’égard de Troukhatchevski est palpable. Néanmoins, le mari jaloux semble fasciné par le personnage. Ceci explique en partie pourquoi il a du mal à le tenir à distance de son foyer.   

Mis à part la sonate éponyme de Beethoven, quelles autres œuvres apparaissent dans le texte ? La première fois que Troukhatchevski et Lise tentent de jouer ensemble, ils peinent à trouver une œuvre assez simple à exécuter : « Ils arrivèrent à jouer quelque chose, des romances sans paroles et une sonatine de Mozart » (p. 237). À la fin de la représentation devant les invités, le duo interprète « une élégie d’Ernst et plusieurs petits morceaux » (p. 250).

Comment Pozdnychev décrit-il la sonate éponyme ? Il porte toute son attention sur le premier mouvement : « Ah ! Quelle chose terrible que cette sonate ! Surtout ce mouvement-là. » (p. 248). Ici, les phrases exclamatives sont liées aussi bien aux souvenirs douloureux qu’à la musique elle-même. La forme exclamative traduit bien l’effroi de Pozdnychev. En revanche, les deux autres mouvements ne font pas grande impression sur lui : « Après ce presto, ils jouèrent l’andante qui est beau mais sans originalité avec ses variantes banales. » Le dernier mouvement est quant à lui « très faible » (p. 250).  

Prenons un peu de recul et intéressons-nous au regard que porte Pozdnychev sur la musique et son rôle social. Dans le meilleur des cas, la musique occasionne l'agacement chez l’assassin. Ce sont des activités valorisées par la société, vantées par les familles, pour permettre aux jeunes femmes de trouver un mari. Le voyageur emploie alors un ton acerbe pour railler le phénomène « Ma Lise est folle de musique » (p. 184). Peu avant ce passage, il fait aussi le parallèle entre le désir de sortir, d'assister à des concerts de danser et le cadre de vie des prostituées « Danses, musique et chansons » (p. 180).

La musique a une influence puissante et néfaste. Elle est à l'origine d'un dérèglement des sens selon le meurtrier. Le compositeur écrit une musique reflétant ses émotions. Lorsqu'un auditoire entend son œuvre, des émotions, des impressions similaires à celles que ressentait le compositeur naissent dans le public. Or, celles-ci sont dénuées de contexte. « Je confonds mon âme avec celle du compositeur et avec lui, je passe d’un état à un autre, mais pourquoi je fais cela, je l’ignore. » (p. 249). Une fois l'interprétation terminée, les auditeurs ne savent que faire de cette agitation « qu’y a-t-il à faire au sein de cette surexcitation ?». Le surplus d'énergie est mis en lien avec l'excès de nourritures riches dont se gavent les milieux aisés. Ce qui amène Pozdnychev à suggérer que la musique est une affaire de santé publique et qu'elle devrait toujours être placée sous l'autorité de l'État. Il donne notamment la Chine en exemple. Ce n’est pas un hasard si l’autre contrexemple que donne Pozdnychev est la musique militaire, une autre utilisation de la musique par l’Etat.  

Mais la musique a aussi une influence sur les interprètes. Elle crée évidemment une complicité entre eux. Dans le cas de la Sonate à Kreutzer, elle plonge nos deux interprètes dans un maelstrom d'émotions, une énergie débridée qui dans l'imaginaire du mari jaloux s'apparente à un acte sexuel : « cette espèce d’abandon total, ce sourire faible, pitoyable et extasié après qu’ils eurent fini ! » (p. 251). On ne peut s’empêcher de repenser au vers allemand que cite Pozdnychev pour illustrer le rapport entre sexualité et musique « Wein, Weiber und Gesang » (p. 205). Lorsqu'il observe la couverture brodée qui protège l'instrument de Troukhatchevski, on peut y voir une allusion aux anciennes conquêtes du violoniste (p. 247).

La musique populaire a aussi son rôle à jouer dans l’histoire. À un moment où Pozdnychev a décidé d’écourter son voyage d’affaires, il se souvient d’une chanson populaire intitulée « Vanka le Sommelier » (p. 261). La figure du sommelier adultère lui rappelle celle du violoniste et enflamme davantage son imagination. Dans les prochains chapitres, le mari est rentré chez lui et pourra laisser libre cours à sa rage meurtrière qui ira « crescendo », (p. 270).

Tolstoï, Léon, La sonate à Kreutzer, (trad. Sylvie Luneau), Gallimard, 1960

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