Comment le mari jaloux décrit-il le musicien ? Il le présente au narrateur comme étant « à moitié un professionnel, à moitié un homme du monde » (p. 227). Nous apprenons qu’il a été au Conservatoire de Paris. Pozdnychev se livre ensuite à une comparaison raciste qu’il serait bon de contextualiser (je laisse à d’autres le soin de le faire) : l’arrière-train du musicien est semblable à celui des Hottentots. « Il paraît qu’ils sont musiciens, eux aussi ». Voilà pour l’apparence et la trajectoire de l’interprète, mais qu’en est-il de son jeu ? Pozdnychev déclare : « Il jouait admirablement, il avait au plus haut point ce qu’on appelle la sonorité. Et de plus, un goût très fin, très élevé qui ne correspondait pas du tout à son caractère. » (p. 237). Le mépris de Pozdnychev à l’égard de Troukhatchevski est palpable. Néanmoins, le mari jaloux semble fasciné par le personnage. Ceci explique en partie pourquoi il a du mal à le tenir à distance de son foyer.
Mis à part la sonate éponyme de Beethoven, quelles autres œuvres
apparaissent dans le texte ? La première fois que Troukhatchevski et Lise
tentent de jouer ensemble, ils peinent à trouver une œuvre assez simple à
exécuter : « Ils arrivèrent à jouer quelque chose, des romances sans
paroles et une sonatine de Mozart » (p. 237). À la fin de la
représentation devant les invités, le duo interprète « une élégie d’Ernst
et plusieurs petits morceaux » (p. 250).
Comment Pozdnychev décrit-il la sonate éponyme ? Il porte toute son
attention sur le premier mouvement : « Ah ! Quelle chose
terrible que cette sonate ! Surtout ce mouvement-là. » (p. 248). Ici,
les phrases exclamatives sont liées aussi bien aux souvenirs douloureux qu’à la
musique elle-même. La forme exclamative traduit bien l’effroi de Pozdnychev. En
revanche, les deux autres mouvements ne font pas grande impression sur lui :
« Après ce presto, ils jouèrent l’andante qui est beau mais
sans originalité avec ses variantes banales. » Le dernier mouvement est
quant à lui « très faible » (p. 250).
Prenons un peu de recul et intéressons-nous au regard que porte Pozdnychev sur
la musique et son rôle social. Dans le meilleur des cas, la musique occasionne
l'agacement chez l’assassin. Ce sont des activités valorisées par la société,
vantées par les familles, pour permettre aux jeunes femmes de trouver un mari.
Le voyageur emploie alors un ton acerbe pour railler le phénomène « Ma
Lise est folle de musique » (p. 184). Peu avant ce passage, il fait aussi
le parallèle entre le désir de sortir, d'assister à des concerts de danser et
le cadre de vie des prostituées « Danses, musique et chansons » (p.
180).
La musique a une influence puissante et néfaste. Elle est à l'origine d'un
dérèglement des sens selon le meurtrier. Le compositeur écrit une musique
reflétant ses émotions. Lorsqu'un auditoire entend son œuvre, des émotions, des
impressions similaires à celles que ressentait le compositeur naissent dans le
public. Or, celles-ci sont dénuées de contexte. « Je confonds mon âme avec
celle du compositeur et avec lui, je passe d’un état à un autre, mais pourquoi
je fais cela, je l’ignore. » (p. 249). Une fois l'interprétation terminée,
les auditeurs ne savent que faire de cette agitation « qu’y a-t-il à faire
au sein de cette surexcitation ?». Le surplus d'énergie est mis en lien
avec l'excès de nourritures riches dont se gavent les milieux aisés. Ce qui
amène Pozdnychev à suggérer que la musique est une affaire de santé publique et
qu'elle devrait toujours être placée sous l'autorité de l'État. Il donne
notamment la Chine en exemple. Ce n’est pas un hasard si l’autre contrexemple
que donne Pozdnychev est la musique militaire, une autre utilisation de la
musique par l’Etat.
Mais la musique a aussi une influence sur les interprètes. Elle crée évidemment
une complicité entre eux. Dans le cas de la Sonate à Kreutzer, elle plonge nos
deux interprètes dans un maelstrom d'émotions, une énergie débridée qui dans
l'imaginaire du mari jaloux s'apparente à un acte sexuel : « cette
espèce d’abandon total, ce sourire faible, pitoyable et extasié après qu’ils
eurent fini ! » (p. 251). On ne peut s’empêcher de repenser au vers
allemand que cite Pozdnychev pour illustrer le rapport entre sexualité et
musique « Wein, Weiber und Gesang » (p. 205). Lorsqu'il
observe la couverture brodée qui protège l'instrument de Troukhatchevski, on
peut y voir une allusion aux anciennes conquêtes du violoniste (p. 247).
La musique populaire a aussi son rôle à jouer dans l’histoire. À un moment où Pozdnychev
a décidé d’écourter son voyage d’affaires, il se souvient d’une chanson
populaire intitulée « Vanka le Sommelier » (p. 261). La figure du
sommelier adultère lui rappelle celle du violoniste et enflamme davantage son
imagination. Dans les prochains chapitres, le mari est rentré chez lui et
pourra laisser libre cours à sa rage meurtrière qui ira « crescendo »,
(p. 270).
Tolstoï, Léon, La sonate
à Kreutzer, (trad. Sylvie Luneau), Gallimard, 1960
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