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Un navire céleste

Akira Mizubayashi a écrit un roman intitulé Âme Brisée. Nous y suivons d’abord un jeune garçon nommé Rei Mizusawa à Tokyo puis un luthier nommé Jacques Maillard à Paris.

Dans les premières pages, un militaire dont on ne connaît pas le nom remet à Rei un violon presque entièrement détruit. Il convient de se pencher sur les expressions employées par l’auteur. L’instrument est un « petit animal agonisant » (p. 17), un « animal mourant » (p. 19, 57), un « violon mutilé » (p. 69-70), un « animal grièvement blessé » (p. 72). L’auteur nous invite à voir le violon comme un être sur le point de perdre la vie. Il y a en Rei un sentiment de tristesse, d’injustice, d’impuissance.

Il y a de quoi s’émouvoir. Ainsi que le déplore le lieutenant Kurokami, trop peu de gens comprennent « l’effort humain » que nécessite la création d’un violon (p. 60). Le violon porte même un nom, celui de son luthier, Nicolas Vuillaume (p. 61). Ce nom va conduire plusieurs personnages dans un des hauts lieux de la lutherie française, Mirecourt. Le nom de la ville apparaît pour la première fois lorsqu’un jeune Jacques part s’y installer pour étudier la lutherie (p. 96). L’évocation d’un étrange pèlerinage amènera Rei à parler du déclin de la ville, qui comptait autrefois « six cents luthiers ». Si Mirecourt a un rayonnement moindre que Crémone, capitale italienne de la lutherie,  « la ville de Stradivari, d’Amati, de Guarneri » (p. 144, voir aussi  p. 108, 135 et 152), la ville vosgienne reste un lieu essentiel dans le récit puisqu’elle est le lieu de rencontre de Jacques et Hélène.

Au moment de cette rencontre, Hélène a choisi de devenir archetière et entamé son apprentissage. Le fait qu’une femme puisse choisir de telles études surprend Jacques, qui, avant sa rencontre, pensait que c’était un métier « métier masculin » (p. 99). L’archet, dans le langage poétique de l’auteur, n’est pas un être vivant mais un
vaisseau fantastique, un « navire céleste » (p. 97). L’archet a aussi son illustre représentant en la figure historique de « François Xavier Tourte » (p. 103). Naturellement, la valeur symbolique de l’union entre les deux artisans suscite de l’enthousiasme (p. 129, 160, 186 et 209) car le couple représente une forme d’idéal.

Il faut dire que l’auteur met particulièrement à l’honneur ces métiers. Mais qu’apprend-on au juste du métier de luthier ? Nous apprenons qu’il requiert de la discrétion. J’en veux pour exemple la scène avec le confrère trop curieux (p. 200). Fait rarissime dans le roman, Jacques est excédé par ce comportement et le cache à peine. Nous apprenons aussi à apprécier la relation entre maître et apprenti (p. 155-156). En effet, la bienveillance de Lorenzo Zapatini à l’égard de Jacques est cruciale lors de son passage à Crémone. Nous apprenons aussi que la tension entre quête de perfection et survie financière est similaire à celle qui peut exister dans la vie d’un potier (p. 139).  Nous apprenons enfin que le lien entre un luthier et son œuvre peut être quasi mythologique. Je laisse les lecteurs découvrir les paroles d’Hélène (p. 200) à la suite d’un concert unique qui bouleversera les conventions.

Qu’apprend-on sur l’instrument au centre de ce livre ? Nous apprenons d’abord des détails anatomiques. La radiographie d’un instrument endommagé révèle au lecteur les mots suivants : « l’âme », « la table d’harmonie », « le manche, la touche, les éclisses, le chevalet », « le dos », « la volute et les chevilles » (p. 153). Plus tôt dans le roman, Jacques rappelle à un violoniste : « un violon, c’est un être sensible » (p. 88). Ces paroles renvoient au désarroi du petit Rei au début du roman et à la comparaison entre un violon lourdement endommagé et un animal blessé.  

Mizubayashi, Akira, Âme brisée, Gallimard, 2019

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