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Collé au sillon

Toni Morrison a écrit un roman dont le titre ne tient qu’en un mot : “Jazz.”
En suivant un triangle amoureux à New York en 1926, le roman nous embarque dans un voyage à travers le temps et l’espace tandis que l’auteur s’intéresse aux origines rurales des personnages. La fiction nous permet de nous interroger sur la grande migration vers le Nord.

Bien que la musique ait une place importante dans le livre, les références tendent à être plus générales que spécifiques. Le texte mentionne des labels de disques tels que Bluebird (p. 120) et Okeh (p. 6, 197). Très peu de noms apparaissent dans le texte. La chorale gospel “Wings Over Jordan” (p. 94) et le groupe préféré de Dorcas, “Slim Bates and His Ebony Keys”, (p. 5) apparaissent au fil des pensées de Violet.  

La musique sert généralement à faciliter notre compréhension des personnages et de leurs comportements.

Au cœur du comportement d’Alice se trouve un paradoxe. Religieuse, elle condamne le comportement licencieux des femmes de la ville, tandis que, dans le même temps, Alice cultive des sentiments d’admiration et d’envie envers elles (p. 55). Cette tension se reflète dans la musique : si les tambours entendus lors de la parade créent un sentiment de sécurité, ils servent aussi de fondation à la musique qu’Alice rattache à la tentation (pp. 58-59).

Mais le plus grand paradoxe est d’ordre textuel : Alice, le personnage qui s’oppose avec véhémence à la force culturelle du blues, devient l’unique responsable de l’apparition des paroles du blues dans le texte. Pour les lecteurs, elle est le vecteur des titres et paroles qui suivent : “Hit Me but Don’t Quit Me” (p. 59), “How Long” (p. 58), “Nobody does me like you do me” (p. 68). Le jugement qu’elle porte sur cette musique l’a rendue plus attentive, permettant au blues de laisser son empreinte sur son esprit aussi bien que sur la page.

Les guitaristes de blues sont autant associés au handicap qu’à la stratégie que déploient les bluesmen pour le contourner : un joueur de blues installe sa jambe en bois d’une certaine manière ; seul un des jumeaux aveugles, qui ne sont pas vraiment jumeaux, est réellement aveugle. Plus important encore, ces bluesmen permettent aux lecteurs de scruter l’âme de Joe, car ils dévoilent tous ses pêchés : vanité et jalousie. Lors de la première scène, à la page 119, la narratrice dit de Joe qu’il est si autocentré, qu’il est incapable de mettre de la distance entre sa personne et la chanson. Lors de la seconde scène, à la page 131, nous observons un homme jaloux en train de perdre son combat contre sa propre peur.

Comment la musique reflète-t-elle le conflit entre ville et campagne ?

Dans les scènes se déroulant à la campagne, la musique est la grande absente. Il y a cependant une exception : la chanson de Wild. Dans un passage déchirant, Joe entend la chanson de Wild sans d’abord la reconnaître. Au début, les sons restent indissociables de ceux qui émanent de la nature. Quand Joe parvient enfin à identifier l’origine de ces sons et tente d’établir un contact avec la chanteuse invisible, elle cesse le moindre bruit (pp. 176-177).  

Ainsi, la musique s’entend surtout en ville. Mais la musique urbaine peut néanmoins nous ramener à la ruralité. Car les musiciens peuvent faire appel à une expérience dont ils ne sont pas détenteurs, tel est le potentiel de la musique. En pleine météo dite “sweetheart”, les cuivres perchés sur les sommets d’immeubles rêvent d’une jeune fille se rafraichissant les chevilles dans une rivière (p. 196). La tension entre ville et campagne semble apaisée.  

À travers le roman, les tourne-disques régissent nos vies. Violet n’aurait jamais été tentée de voler un bébé si la sœur de l’enfant n’avait pas été distraite par « The Trombone Blues », (pp.19-21). La connexion entre destin et tourne-disque est encore plus claire lorsque la narratrice compare la ville à un tourne-disque. La ville fait tourner ses habitants comme des vinyles. Les sillons des disques sont les sentiers inévitables que la ville place sous les pieds de chaque individu (p.121).

Les fêtes se révèlent être fatales pour Dorcas. Elle fait l’expérience d’une sorte de première mort lorsqu’elle est délaissée par ses partenaires de danse. L’auteur nous demande de nous concentrer sur le diamant du tourne-disque, alors que celui-ci cherche la prochaine piste. C’est durant cet intervalle que le jugement sera prononcé (pp. 64-68). Dorcas aurait-elle été intéressée par Joe si elle n’avait connu le rejet des deux frères ? Un drame bien plus terrible se joue lors de la seconde fête : Joe la blesse mortellement. Et tandis qu’elle est en train de mourir, la jeune femme remarque que les fêtards ont cessé de passer des disques : un pianiste et une chanteuse sont sur le point de se produire (p. 193).


Morrison, Toni. Jazz, Vintage Books, 2016


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