Skip to main content

L'improvisateur forcé

Tourguenev a écrit une nouvelle intitulée « L'odnovorets Ovsianikov. » (Notre traducteur, Henri Mongault, définit l’odnovorets comme étant un « paysan-gentillâtre », classe sociale intermédiaire dont l’existence trouve son explication dans l’histoire de l’expansion de la Russie.) Comme le titre l'indique, la figure de l'odnovorets septuagénaire domine le récit. Le narrateur-chasseur lui pose des questions et Ovsianikov lui offre des anecdotes, qui sont parfois musicales.

Par exemple, le caractère tyrannique du seigneur et ivrogne Stépane Niktopolionitch s'exprimait par son goût pour la danse et la musique. Son besoin transformait ces arts en sport d'endurance. « Il fallait danser, dût-on périr » nous dit Ovsianikov. « Parfois », continue-t-il, « il obligeait [ses serves] à chanter en chœur, la nuit entière ; celle qui atteignait la note la plus aigüe recevait une récompense » (p. 140-141). 
 

Vassili Nikolaïtch Lioubozvonov fût une figure bien plus mystérieuse pour Ovsianikov. Il n'arrive toujours pas à s'expliquer le comportement de ce seigneur, qui, lorsqu'il hérita après le décès de sa mère, demanda aux paysans une chanson « bien russe ». L'un d'eux tenta de satisfaire sa demande mais eût vite fait d'abandonner et de se cacher derrière les autres. Les deux mondes ne réussirent pas à se rassembler autour du chant et du caractère national (p. 148). Ovsianikov note qu'il existait pourtant des seigneurs qui « raclaient la guitare, buvaient et chantaient avec la valetaille ». Mais Lioubozvonov n'était pas un de ceux-là : une fois qu'il eût investi son domaine, il se contenta de vivre à l'écart du peuple.

Après cette anecdote, le récit bascule dans le présent. Fini le temps des souvenirs, place aux rencontres. Ovsianikov présente son neveu Mitia au narrateur. Puis vient le tour de Franz Ivanitch Lejeune, ancien tambour de l'armée Napoléonienne. C'est le narrateur lui-même qui nous régale de l'histoire de ce dernier, en nous racontant plus précisément comment il échappa à la mort, grâce, en quelque sorte, à ses talents musicaux. 

Sur le point d'être mis à mort par des paysans, il supplia un gentilhomme de passage de le sauver. D'abord indifférent, l'inconnu eût une idée : il cherchait pour ses enfants un professeur de musique et de français. Franz lui assura qu'il savait jouer de tous les instruments. Dans le salon du gentilhomme l'attendait une « méchante épinette ». Au moment de révéler ses talents, il « se mit à taper sur le clavier comme sur sa peau d'âne ». « L'improvisateur forcé », tel que le nomme le narrateur, se croyait alors condamné, mais la réponse du hobereau fût tout aussi surprenante que le destin de l'ancien tambour d'Orléans (p.157-158). 

Cette anecdote est un régal pour notre imagination musicale. Que signifie au juste « taper sur le clavier » ? Lejeune s’est il servi de ses deux index comme d’une paire de baguettes ou s’est-il servi de ses deux mains ? Après l’épisode qu’il venait de vivre, il devait avoir les membres et les doigts engourdis. Avec quelle force a-t-il frappé les touches ? Et qu’a-t-il joué ? A-t-il tout de même produit une mélodie ou s’est-il contenté de retranscrire ses rudiments de tambour sur le clavier ? Mais enfin qu’a pu penser et ressentir le gentilhomme devant ce spectacle ?

Tourgueniev, Ivan, « L’odnovorets Ovsianikov », (p. 135-158), Mémoires d’un chasseur, (trad. Henri Mongault), Folio Classique, Gallimard, 2019

Comments

Popular posts from this blog

"The Milk Train"

Edgar Lawrence Doctorow wrote a historical fiction with a title reflecting the musical craze of the times: Ragtime . Set in the early 1900’s, we follow the intermingled fates of a white family, of a mysterious black woman with a newborn child and of a ragtime musician named Coalhouse. As one would expect, the text mentions composer Scott Joplin. The music of romantic composers such as Franz Liszt and Frederic Chopin is also present. The reader will encounter other names: composers John Philip Sousa (p. 21), Victor Herbert, Rudolf Friml and Carrie Jacobs Bond; tenor John McCormack; bandleader Jim Europe. Some titles appear in the novel: “Wall Street Rag,” “Maple Leaf Rag,” “Hungarian Rhapsody,” “The Minute Waltz,” “I Hear You Calling Me.” “L’Internationale” is heard during a labor demonstration. The author also includes more obscure genres such as “Bowdoin College Songs” or “Coon Songs.” A much rarer feat is the inclusion of a composer’s words. As an epigraph, we find the indica...

"Half The Dance"

Sherman Alexie wrote a short story with a very long title: “Because My Father Always Said He Was the Only Indian Who Saw Jimi Hendrix Play the Star-Spangled Banner at Woodstock.” The story mentions four musicians (Jimi Hendrix, Elvis Presley, Hank Williams and Robert Johnson), a specific performance of the American anthem and a country song. Reading the title, we understand that Jimi Hendrix is the central musical figure in the story. Do the characters compare him to other musical icons? Yes, an anecdote involving Hank Williams leads a perplexed narrator to tell to his father:    “Hank Williams and Jimi Hendrix don’t have much in common[.]” For the narrator’s father, what the two musicians have in common is their intimate knowledge of heartaches. The father deplores his son’s ignorance and then shifts to the subject of music. This leads the father to share his personal take on instrumentation. The drums are the culprits, largely responsible for the younger genera...

Un navire céleste

Akira Mizubayashi a écrit un roman intitulé  Â me Brisée . Nous y suivons d’abord un jeune garçon nommé Rei Mizusawa à Tokyo puis un luthier nommé Jacques Maillard à Paris. Dans les premières pages, un militaire dont on ne connaît pas le nom remet à Rei un violon presque entièrement détruit. Il convient de se pencher sur les expressions employées par l’auteur. L’instrument est un « petit animal agonisant » (p. 17), un « animal mourant » (p. 19, 57), un « violon mutilé » (p. 69-70), un « animal grièvement blessé » (p. 72). L’auteur nous invite à voir le violon comme un être sur le point de perdre la vie. Il y a en Rei un sentiment de tristesse, d’injustice, d’impuissance. Il y a de quoi s’émouvoir. Ainsi que le déplore le lieutenant Kurokami, trop peu de gens comprennent « l’effort humain » que nécessite la création d’un violon (p. 60). Le violon porte même un nom, celui de son luthier, Nicolas Vuillaume (p. 61). Ce nom va co...