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Une chanson aux lèvres

Tourguéniev a écrit une nouvelle intitulée « Le Putois et Kalinytch ». La nouvelle dresse le portrait de deux individus aux tempéraments très différents. Le Putois a un comportement des plus rationnels. Kalinytch, quant à lui, porte un regard emprunt de romantisme sur les choses. Le Putois est un fin observateur des mécaniques sociales, tandis que Kalinytch est un amoureux de la nature. Deux chansons apparaissent en italiques dans le texte.

Le narrateur met un certain temps à rencontrer les personnages éponymes et à interagir avec eux. Il est d’abord accompagné par le maître des lieux, M. Poloutykine. C’est par son intermédiaire qu’il fera la connaissance des deux figures au cœur de cette histoire. L’auteur entretient un certain mystère puisque l’apparition des personnages est progressive. Si la présence de Kalinytch est d’abord vocale, il nous faut attendre quelques lignes, le temps qu’il rattrape la voiture de son maître pour véritablement faire sa connaissance. De la même façon, les lecteurs ont d’abord la joie de rencontrer Fédia et ses frères, fils du Putois, et de lire le portrait que Poloutykine fait du Putois avant de le rencontrer.

Il y a ensuite la question cruciale de la confiance. Car si le narrateur est prêt à lancer la discussion, ses interlocuteurs sont d’abord réticents à livrer trop d’informations sur leurs situations personnelles. Il faut du temps. Lors de la partie de chasse, Kalinytch n’adresse pas la parole au narrateur. Les premiers échanges avec le Putois sont plutôt limités. Les choses changent une fois que le narrateur a passé la nuit dans la grange du Putois. Lorsqu’ils sont rejoints par Kalinytch, celui-ci se montre encore plus loquace.

Un dialogue plus chaleureux nous conduit vers la musique. La première chanson n’est pas « entendue » dans la nouvelle. Elle est donnée à titre d’exemple par le narrateur qui cherche à illustrer la dureté des relations entre belle-mère et bru. Elle se substitue aux paroles du Putois, ou plutôt, elle les prolonge. Autrement dit, le folklore russe est censé faire écho au mépris du Putois pour les femmes. L’auteur invoque la chanson populaire pour expliquer une posture sociale.

Le vrai moment de partage musical intervient après une discussion au cours de laquelle le Putois espère amener Kalinytch à une prise de conscience. Mais ses conseils laissent place à la moquerie. Plus tard, Kalinytch chante en s’accompagnant à la balalaïka. C’est le personnage le plus musical de la nouvelle. On nous dit qu’il avait « toujours une chanson aux lèvres » (p. 62) et qu’il « chantait assez bien » (p. 73). L’auteur ne donne pas plus de détails sur les airs qu’interprète Kalinytch mais on sait qu’il a toute l’attention du Putois.

« Tout à coup », le Putois, rejoint Kalinytch de sa « voix dolente ». Il interprète sa chanson favorite, dans laquelle il se plaint de son « triste sort ». Notons la posture de notre second chanteur : « penchant la tête », « la joue appuyée sur la main », les yeux fermés. Son fils Fédia se moque gentiment de lui : il lui demande de préciser l’objet de sa plainte. Mais le Putois choisit de l’ignorer. C’est un moment intrigant pour le lecteur qui entrevoit la vulnérabilité du personnage et assiste à l’expression sincère d’un sentiment sans en connaître la cause véritable. C’est un moment fugace, beau et mystérieux qui réunit deux personnalités aux antipodes.  

Tourgueniev, Ivan, « Le Putois et Kalinytch », (p. 57-75), Mémoires d’un chasseur, (trad. Henri Mongault), Folio Classique, Gallimard, 2019

 

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