Skip to main content

Quarante musiciens

Tourgueniev a écrit une nouvelle intitulée "Eau de framboise". Ce nom désigne une source qui se jette dans la rivière Ista. Nous retrouvons le chasseur-narrateur en une chaude journée d'été. Il rencontre deux vieillards appelés Stiopouchka et Mikhaïl Savélitch, alias "Brouillard". Le premier assiste le second dans sa partie de pêche. Stiopouchka est un être peu considéré par sa communauté. Il mène une existence de marginal. "Brouillard" était majordome avant d'être émancipé par son maître, le Comte Piotr Ilitch. Pour vanter la « fastueuse hospitalité » du comte, le narrateur nous parle de ses musiciens et de leur « bruit assourdissant » (p. 100). Nous apprenons un peu plus loin que l’orchestre comptait quarante musiciens. C’est « Brouillard » lui-même qui apporte cette précision.  

Cette évocation nous entraîne sur le terrain de l’anecdote. L’orchestre était dirigé par un maître de chapelle venu spécialement d'Allemagne (p. 103). Le jour où le malheureux se mit en tête de « manger à la table des maîtres », il fût congédié. (Quel était le statut social du musicien ?) Puis des guillemets apparaissent ; Mikhaïl Savélitch semble citer son maître : « Mes musiciens connaissent leur affaire ; ils s’en tireront bien sans lui ». À en croire le comte, l’orchestre n'avait nul besoin de direction. Puisque l'anecdote s'arrête là, on peut s'imaginer que les musiciens se sont bien accommodés de cette absence, mais comment en être sûr ? « Evidemment, quand le maître veut… » conclut l’ancien serf.

Brouillard doit au comte son émancipation, mais fait aussi le récit de sa sévérité, de son dévouement à ses maîtresses, de sa ruine. Brouillard, rappelons-le, est en discussion avec le narrateur, de rang supérieur au sien. Au décalage social s’ajoute le décalage générationnel.

Vient un quatrième personnage, un vieil homme nommé Vlass. Il est sans ressources depuis la mort de son fils. Pourtant, il doit payer sa redevance et ne peut malheureusement compter sur la clémence de son maître, le comte Valérien Pétrovitch, fils de Piotr Ilitch. Il livre son récit avec dignité même s’il a du mal à cacher son désespoir. Stiopouchka tente de lui prodiguer un conseil mais abandonne au bout de quelques mots. Après quelques phrases échangées entre Vlass et Brouillard, résonne un chant d'une tristesse "infinie" sur l’autre rive (p. 108). Ce chant, qui n'est jamais identifié, est peut-être la réponse que nul n'arrive à formuler suite au récit du quatrième personnage.

Tourgueniev, Ivan, « Eau de framboise », (p. 95-108), Mémoires d’un chasseur, (trad. Henri Mongault), Folio Classique, Gallimard, 2019


 

 

Comments

Popular posts from this blog

"The Milk Train"

Edgar Lawrence Doctorow wrote a historical fiction with a title reflecting the musical craze of the times: Ragtime . Set in the early 1900’s, we follow the intermingled fates of a white family, of a mysterious black woman with a newborn child and of a ragtime musician named Coalhouse. As one would expect, the text mentions composer Scott Joplin. The music of romantic composers such as Franz Liszt and Frederic Chopin is also present. The reader will encounter other names: composers John Philip Sousa (p. 21), Victor Herbert, Rudolf Friml and Carrie Jacobs Bond; tenor John McCormack; bandleader Jim Europe. Some titles appear in the novel: “Wall Street Rag,” “Maple Leaf Rag,” “Hungarian Rhapsody,” “The Minute Waltz,” “I Hear You Calling Me.” “L’Internationale” is heard during a labor demonstration. The author also includes more obscure genres such as “Bowdoin College Songs” or “Coon Songs.” A much rarer feat is the inclusion of a composer’s words. As an epigraph, we find the indica...

"Half The Dance"

Sherman Alexie wrote a short story with a very long title: “Because My Father Always Said He Was the Only Indian Who Saw Jimi Hendrix Play the Star-Spangled Banner at Woodstock.” The story mentions four musicians (Jimi Hendrix, Elvis Presley, Hank Williams and Robert Johnson), a specific performance of the American anthem and a country song. Reading the title, we understand that Jimi Hendrix is the central musical figure in the story. Do the characters compare him to other musical icons? Yes, an anecdote involving Hank Williams leads a perplexed narrator to tell to his father:    “Hank Williams and Jimi Hendrix don’t have much in common[.]” For the narrator’s father, what the two musicians have in common is their intimate knowledge of heartaches. The father deplores his son’s ignorance and then shifts to the subject of music. This leads the father to share his personal take on instrumentation. The drums are the culprits, largely responsible for the younger genera...

Collé au sillon

Toni Morrison a écrit un roman dont le titre ne tient qu’en un mot : “Jazz.” En suivant un triangle amoureux à New York en 1926, le roman nous embarque dans un voyage à travers le temps et l’espace tandis que l’auteur s’intéresse aux origines rurales des personnages. La fiction nous permet de nous interroger sur la grande migration vers le Nord. Bien que la musique ait une place importante dans le livre, les références tendent à être plus générales que spécifiques. Le texte mentionne des labels de disques tels que Bluebird (p. 120) et Okeh (p. 6, 197). Très peu de noms apparaissent dans le texte. La chorale gospel “Wings Over Jordan” (p. 94) et le groupe préféré de Dorcas, “Slim Bates and His Ebony Keys”, (p. 5) apparaissent au fil des pensées de Violet.   La musique sert généralement à faciliter notre compréhension des personnages et de leurs comportements. Au cœur du comportement d’Alice se trouve un paradoxe. Religieuse, elle condamne le comportement licenci...