Cette évocation nous entraîne sur le terrain de l’anecdote. L’orchestre était dirigé par un maître de chapelle venu spécialement d'Allemagne (p. 103). Le jour où le malheureux se mit en tête de « manger à la table des maîtres », il fût congédié. (Quel était le statut social du musicien ?) Puis des guillemets apparaissent ; Mikhaïl Savélitch semble citer son maître : « Mes musiciens connaissent leur affaire ; ils s’en tireront bien sans lui ». À en croire le comte, l’orchestre n'avait nul besoin de direction. Puisque l'anecdote s'arrête là, on peut s'imaginer que les musiciens se sont bien accommodés de cette absence, mais comment en être sûr ? « Evidemment, quand le maître veut… » conclut l’ancien serf.
Brouillard doit au comte son émancipation, mais fait aussi le récit de sa sévérité, de son dévouement à ses maîtresses, de sa ruine. Brouillard, rappelons-le, est en discussion avec le narrateur, de rang supérieur au sien. Au décalage social s’ajoute le décalage générationnel.
Vient un quatrième personnage, un vieil homme nommé Vlass. Il est sans
ressources depuis la mort de son fils. Pourtant, il doit payer sa redevance et
ne peut malheureusement compter sur la clémence de son maître, le comte
Valérien Pétrovitch, fils de Piotr Ilitch. Il livre son récit avec dignité même
s’il a du mal à cacher son désespoir. Stiopouchka tente de lui prodiguer un
conseil mais abandonne au bout de quelques mots. Après quelques phrases
échangées entre Vlass et Brouillard, résonne un chant d'une tristesse
"infinie" sur l’autre rive (p. 108). Ce chant, qui n'est jamais
identifié, est peut-être la réponse que nul n'arrive à formuler suite au récit
du quatrième personnage.
Tourgueniev, Ivan, « Eau de framboise », (p. 95-108), Mémoires d’un chasseur, (trad. Henri Mongault), Folio Classique, Gallimard, 2019
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