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Essorage

 

Zora Neale Hurston a écrit un roman dont le titre est une phrase: Their Eyes Were watching God.

Le livre raconte l’histoire de Janie, une jeune femme Afro-américaine embarquée dans une aventure émotionnelle et sociale. Élevée par sa grand-mère, qui est une ancienne esclave, elle a mené une existence d’une relative insouciance lorsque débute son récit. Les hommes qu’elle rencontre semblent représenter les grandes étapes de sa vie amoureuse. Son premier baiser avec Johnny Taylor. Son premier mariage avec Logan Killicks. Plus tard, Joe Starks et Tea Cake, les personnages masculins les plus importants de l’histoire, l’emmènent à vivre dans différentes villes et villages. Le premier, un homme ambitieux venu de la Géorgie, emmène Janie à Eatonville. Le second, un jeune homme non-éduqué, emmène Janie à Jacksonville puis dans un territoire baptisé “the muck”, (entre Clewiston et Belle Glade).

Les impressions et les sentiments sont musicaux. Par exemple, l’éveil à la sensualité est déclenché par le morceau pour flûte joué par Dame Nature elle-même (Nature’s “flute song”, p. 23). Tandis que Janie l’adolescente contemple l’arrivée du printemps sous un poirier, elle s’étonne des effets inattendus que semble avoir la scène sur elle. Elle se pose ensuite une série de questions auxquelles elle ne pourra répondre que bien plus tard dans sa vie. Dans une phrase déconcertante, l’auteur nous explique que le chant entendu par Janie existe au-delà de la réalité acoustique de notre monde.

La tristesse aussi prend la forme d’un murmure venu d’un autre monde. Plus tard dans le roman, les souvenirs traumatiques de Janie se mettent à chanter un soupir sanglotant de tous les recoins de la pièce (“to sing a sobbing sigh out of every corner of the room”, p. 286). La description du phénomène acoustique est précise : notre personnage principal est entouré par ces sons de tristesse. Les objets inanimés semblent prendre vie pour rejoindre le chœur. La prochaine phrase de l’auteur nous offre une variation poétique de la citation initiale.

Concentrons-nous à présent sur les deux personnages masculins du roman. Joe Starks a du pouvoir, une vision et vient littéralement apporter la lumière. L’inauguration du premier éclairage public d’Eatonville est cause de célébration (p. 73). Madame Bogle entonne l’hymne religieux “Jesus, The Light of The World” de sa voix d’alto. Les habitants la rejoignent et chantent jusqu’à ce que l’hymne ait été « essoré », (“wrung dry”) signifiant qu’ils sont passés par toutes les variations possibles du matériau musical.

Lors de funérailles, l’auteur mentionne l’hymne “Safe in the Arms of Jesus” (p. 136). Janie se met à méditer sur la nature humaine et son élément divin (p. 138). La magie que Dieu a confiée aux êtres humains lorsqu’Il les a créés (à partir d’un matériau qui chantait et étincelait, “sung all the time and glittered all over”) a rendu certains anges jaloux. Ces derniers ont alors battu les humains jusqu’à ce qu’ils perdent leur magie inhérente. Bien que les humains aient subi des dommages irréversibles, ils retinrent néanmoins une fraction de cette qualité divine. C’est bien ce vestige qui nous attire les uns vers les autres. Pour Hurston, le concept même de vie et de création est associé à la musique.

Tea Cake possède un talent musical, mais étant donné qu’il est plus pauvre que les ex-maris de Janie, il ne possède aucun instrument pour lui faire la cour. Il ne se laisse pas décourager pour autant. Lors de leur deuxième rencontre, il fait semblant de transporter une guitare. Son “air-accordage” (mes guillemets) fait sourire Janie. Ce n’est qu’une fois l’accordage terminé qu’il s’autorise à chanter une note, que l’auteur identifie comme étant Do moyen (p. 152). Dans la maison de Janie à Eatonville, il la berce aux sons du blues sur son piano (p. 156). Ce faisant, il lui lance des sourires par-dessus l’épaule (“throwing grins across his shoulder”).

C’est probablement le même sourire que nous retrouvons sur son visage lorsqu’il revient à la maison de Jacksonville avec une vraie guitare. L’auteur utilise le même verbe (to hang from) pour décrire à la fois l’instrument et le sourire du jeune homme, reliant la musique au bonheur (p. 180-181). Après s’être excusé pour son absence, Tea Cake raconte à Janie comment il a acheté l’instrument (p. 185).

Le “muck” est pour Janie sa première expérience de vie communale. Cela favorise l’échange musical. Les premiers lieux d’échange et de diffusion sont les “jukes”. Ces bars prennent vie lorsque les travailleurs saisonniers se mettent à arriver, (p. 196-197). Voici comment l’auteur décrit le phénomène: “All night now the jooks clanged and clamored. Pianos living three lifetimes in one. Blues made and used right on the spot.” En trois petites phrases, l’auteur évoque l’environnement sonore, les instruments, leur utilisation, le genre musical, et sa connection avec le quotidien des saisonniers.

Le “muck” permet aussi à Janie de découvrir les danses et musiques des Bahamas. Bien que les travailleurs immigrés paraissent d’abord mal à l’aise à l’idée de partager leurs traditions, les “Saws” (ainsi qu’ils sont nommés dans le texte) finissent par s’ouvrir à leurs homologues américains. Quand l’échange culturel finit par avoir lieu, Janie et Tea Cake ont un rôle central. (p. 228).

Un ouragan déclenche une discussion théologique et musicologique. Alors que les travailleurs se sont tous abrités au même endroit, ils commencent un débat autour de la figure de “John de Conquer” : jouait-il d’un harmonica ou bien d’une guitare ? (p 232-233). Lorsque la discussion réveille en eux la soif de musique, ils se tournent vers Tea Cake. Ce dernier accepte de jouer pour eux, et l’auteur, qui n’utilise pas de guillemets, écrit : “Well, alright now, make us know it.” C’est comme si Hurston elle-même se mettait à encourager son personnage. Muck-Boy, l’ami de Tea Cake, se réveille et rajoute ses propres paroles profanes : “Yo ‘mama don’t wear no Draws.” Les italiques en fin de vers nous indiquent que le groupe de travailleurs chante le dernier mot dans un joyeux tintamarre.

Cet interlude musical est une sorte de trêve pour les travailleurs apeurés. Ils devront néanmoins faire face à la catastrophe naturelle et à ses conséquences. A travers ces événements, les lecteurs ne seront pas seulement témoins du destin des deux personnages, mais aussi du devenir de la guitare de Tea Cake. Et il leur faudra attendre la fin du roman pour comprendre ce que symbolise vraiment l’instrument.

Hurston, Zora Neale, Their Eyes Were Watching God, Virago, 2004

 

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