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Quel vacarme!


Philip Roth a écrit une nouvelle, dont le titre sonne comme un proverbe: “You Can’t Tell A Man by The Song He Sings.”

Il est fait mention dans le texte d’une chanson intitulée “Don’t Sit Under the Apple Tree” ainsi que de l’hymne américain. (Comme le savent celles et ceux qui ont lu mon article sur la nouvelle de Sherman Alexie, c’est la deuxième fois que je retrouve l’hymne américain dans une œuvre de fiction.)  

Au cours d’une année scolaire, trois étudiants de lycée se lient d’amitié dans une relation quelque peu asymétrique. Tandis que le narrateur est un élève moyen, Alberto “Albie” Pelagutti et Duke “The Duke” Scarpa sortent d’une maison de redressement. Le narrateur rencontre d’abord Albie qui est bien déterminé à se dépasser et à donner une nouvelle orientation à sa vie. The Duke, quant à lui, se démarque des deux autres dans son approche de l’éducation secondaire. Il y a aussi deux figures d’autorité incontournables : Mr. Russo, professeur d’un cours portant le nom « Occupations » et Mr. Wendell, le principal.

Bien que les attitudes des trois amis soient très différentes, ils joignent leurs forces pour amener un chaos bien ordonné dans la classe de Mr. Russo. Le système mis en place pour prédire les futures carrières des élèves (système dénommé “Occupations”) et l’engagement aveugle de leur professeur pour sa matière mettent les adolescents dans une situation de stress. Ce qui suit dans mon prochain paragraphe est leur revanche. 

Alors que leur professeur se tourne pour écrire au tableau, tous les étudiants se baissent pour refaire leurs lacets. Légèrement agacé par leurs frasques, le professeur reconnaît leurs efforts puis demande à sa classe de se remettre au travail. Mais cela ne représente que la moitié de la farce que les élèves font à leur professeur. À présent, sous la direction d’Albie, les étudiants entonnent “Don’t Sit Under the Apple Tree.” La confusion de Mr. Russo atteint son zénith. Après un bref silence, la classe enchaîne avec “The Star-Spangled Banner”, ne laissant d’autre choix à leur professeur que de se joindre à eux. 

L’innocente chanson de la Deuxième Guerre Mondiale se transforme en arme dans la bouche des élèves. Son impact dans le texte est renforcé par l’utilisation d’italiques et la séparation avec le reste du texte. Le mode impératif présent dans les paroles et l’interprétation enjouée de l’hymne créent dans l’esprit des lecteurs l’image d’un groupe d’élèves, qui, pour un bref instant, reprennent le contrôle de leurs vies. Plus tard, une révélation concernant le passé de Mr. Russo rendra la séquence de l’hymne encore plus ironique.   

La description par le narrateur de la performance vocale de ses amis apporte la touche finale aux portraits d’Albie et du Duke. Le verbe employé pour Pelagutti est “boom”. Il ne chante pas, il explose. Concernant la précision de son chant, sa ligne mélodique se contente d’un seul ton (« a monotone »). La seconde fois que le verbe “boom” est employé, il est associé à l’adverbe “disastrously.” Scarpa a une voix bien plus douce (“crooner’s voice”). Rapprocher ces descriptions des animaux utilisés plus tôt pour représenter les deux personnages n’est pas sans intérêt : Pelagutti est un hippopotame et Scarpa un serpent. Tandis que le reste de la classe frappe “in time” sur la première chanson (j’imagine qu’il s’agit du deuxième et quatrième temps), Duke frappe “to a tango beat”. 

Finalement, tandis que le narrateur écoute les voix de ses amis remplir l’espace, l’épisode devient pour nous une exploration psychoacoustique. Ainsi que l’on pouvait s’y attendre à la lecture des descriptions précédentes, la présence vocale d’Albie est pour le moins rugueuse : “And next to me, beside me, inside me, all over me—Albie!” La présence vocale du Duke est bien plus fluide et tout aussi puissante : “a thick liquid crooner’s voice […] bathed me in sound.” Dans son enthousiasme, le narrateur compare une simple voix à une eau dans laquelle il baigne. On peut alors imaginer ce qu’a ressenti le pauvre Mr. Russo face à cette chorale improvisée. 


Roth, Philip. “You Can’t Tell A Man by The Song He Sings.” Goodbye, Columbus, Bantam Books, 1969, pp. 167-177



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