Michael Ondaatje a écrit un roman au titre énigmatique : “Coming Through
Slaughter.”
Suivant la trajectoire du pionnier du Jazz Buddy Bolden, le texte fait
mention de nombreux musiciens. On trouve
tout d’abord la jeune génération : Louis Armstrong, Bunk Johnson, Freddie
Keppard (p.5). Puis vient celui qui incarne l’antithèse de la tradition orale :
John Robichaux (pp.5 & 93). Il y a ensuite les membres du groupe que nous
voyons sur la photo qui précède le roman: Willy Warner, Willy Cornish, Jimmy Johnson, Brock Mumford
and Frank Lewis (p.66). Il y a un témoin célèbre: Ferdinand Lementhe (p.43). Nous
retrouvons enfin l’ancienne génération, les “pères” : Manuel Hall, Mutt Carey,
Bud Scott, Happy Galloway (p.95).
Le texte fait aussi référence à de nombreuses chansons. Les titres suivants apparaissent tous à la page
23 : “Don’t Go ‘way Nobody”, “Careless Love”, “2.19 Took My Baby Away”,
“Idaho”, “Joyce 76”, “Funky Butt”, “Take Your Big Leg Off Me”, “Snake Rag”,
“Alligator Hop”, “Pepper Rag”, “If You Don’t Like My Potatoes Why Do You Dig So
Deep?”, “All The Whores Like The Way I Ride”, “Make Me A Pallet On Your Floor”,
“If You Don’t Shake, Don’t Get No Cake”. “Tiger Rag” et “Cakewalking
Babies” sont quant à eux intégrés à l’action.
Qu’intègre-t-on à la musique?
Le musicien est un alchimiste : il a le pouvoir de transformer sentiments et
environnement en notes.
Lors de son second voyage à La Nouvelle Orléans, Webb observe son vieil ami
jouer pour une foule. Pour le détective en déplacement, l’activité de Bolden au
sein du Cricket, un journal relayant les ragots, influence son jeu. Le
cornettiste plonge dans les rumeurs et les développe à l’aide de ses notes et
de ses phrases. L’incertitude des informations que lui confient ses sources semble
nourrir l’immédiateté et la nature improvisée de sa musique (p. 43).
Plus tard, nous nous émerveillons devant le spectacle d’un pianiste
non-professionnel qui transforme douleur et colère en notes de musique. Les
détails anatomiques de la scène valent la peine d’être relevés. En effet, ils
transmettent la douleur dans toute son intensité. Le piano a des “dents”. Les
sons semblent “toucher” les corps nus des amants. Seuls quelques mots séparent
les dents du piano des corps dénudés. La dimension rituelle de la traduction
musicale, à laquelle se livre le pianiste amateur, la rend d’autant plus
fascinante (p.92).
Le son et le silence ont beau être invisibles, ils n’en restent pas moins
vivants. Ils sont des animaux imaginaires se déplaçant de façon menaçante (on
nous demande ainsi d’imaginer le son d'ensemble du groupe de Bolden à la page 14 ; à la page 84, on
ressent la vulnérabilité du musicien exilé lorsque son passé rentre en
collision avec son présent). En fait, ces descriptions de forces
invisibles sont les passages les plus musicaux du texte. Le mouvement des
aimants est un véritable spectacle pour le jeune Buddy Bolden, épuisé après une
longue session d’entraînement. Il demande alors à son ami Webb de lui faire une
démonstration, dans un mélange de curiosité scientifique et de besoin de divertissement.
Mais la scène n’est pas dénuée de valeur symbolique : le pouvoir d’attraction du
gros aimant sur les petits ressemble au pouvoir de Bolden sur la foule. C’est
aussi un commentaire sur la nature de l’amitié que partagent les deux hommes
(p.35).
Bellocq est un autre personage maniant des forces invisibles. A la demande
de Webb, il développe la photo du groupe de Bolden. Cette scène est magique. Plus
tard, la description de l’incendie est étrangement belle. Dans ces deux scènes,
des corps apparaissent ou disparaissent sous l’action de l’acide ou du feu. Encore
une fois, chacune de ces descriptions est musicale : dans la photo, des instruments
de musique se matérialisent lentement; dans le feu, le corps suit une curieuse
chorégraphie.
Ondaatje,
Michael. Coming Through Slaughter, Vintage Books, 1996
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